L’audit de la gestion des semences arachidières (2017‐2020) a révélé l’existence d’une vraie
mafia. Les révélations de la Cour des comptes sont plus que choquantes.
Depuis 2004, l’Etat a mis en place un programme de subvention des intrants destiné aux petits producteurs. La subvention consiste pour l’Etat de supporter une partie du prix des intrants, ce qui induit une diminution du prix d’acquisition du producteur. Les ressources budgétaires consacrées à la subvention des intrants agricoles sont de plus en plus importantes. Sur la période sous revue (2017‐ 2020), les montants effective‐ ment payés dans le cadre du programme de subvention s’élèvent à cent soixante‐ douze milliards quatre cent quarante millions quatre cent quatre‐vingt‐deux mille trois cent quatre (172440482304) Fcfa. La subvention a pour objectif : la facilitation de l’accès des intrants aux producteurs ; l’amélioration des revenus des producteurs et l’augmentation de la productivité et de la production. Les semences mobilisent l’essentiel des ressources budgétaires allouées aux subventions et touchent la proportion la plus importante d’agriculteurs bénéficiaires. L’analyse du processus de mise en place des semences d’arachide subventionnées révèle, d’une part, un manque de transparence dans le choix des opérateurs privés semenciers et d’autre part, des insuffisances notoires dans la cession des semences.
En effet, la sélection des fournisseurs de semences d’arachides varie selon qu’il s’agit
de semences certifiées ou de semences écrémées. Pour les semences certifiées, les fournisseurs sont sélectionnés sur la base de la liste des producteurs agréés pour la multiplication de semences certifiées ayant fait un programme validé par le Comité national consultatif des semences, en réunion d’homologation. S’agissant des semences écrémées, la sélection des fournisseurs est faite par le ministère de l’Agriculture et de l’Equipe‐ ment rural suivant la base de données des précédentes campagnes et des stocks constitués. Les fournisseurs retenus signent avec le directeur de l’Agriculture un cahier de charge indiquant les moda‐ lités d’exécution du pro‐ gramme agricole.
En ce qui concerne ledit cahier de charge, il impose à l’opérateur choisi un certain nombre d’obligations assorties de sanctions. Au titre des obligations, l’opérateur devra : mettre en place les semences au niveau des points de cession qui lui seront indiqués par la di‐ rection de l’Agriculture et au‐ près des commissions locales de cession des intrants créées à cet effet ; prendre l’attache des Directions régionales de développement rural (Drdr) concernées avant toute mise en place ; respecter la période de mise en place indiquée par le ministère de l’Agriculture et de l’Equipement rural ; veiller à l’établissement, par la com‐ mission locale, des procès‐ver‐ baux de réception et de fin de cession ainsi que des journaux de vente ; faire la situation hebdomadaire des stocks disponibles, des mises en place et des cessions ; s’assurer que toutes les pièces justificatives relatives à la mise en place et à la cession des semences sont en bonnes et dues formes ; respecter les normes de qualité fixées dans les spécifications techniques ainsi que les délais de livraison.
Le Code des marchés à la poubelle
Le manque de transparence dans le choix des opérateurs privés semenciers est révélée par l’absence de marchés publics pour l’acquisition de semences d’arachides, mais aussi par les identités multiples de l’opérateur bénéficiaire de notification. Il a été constaté que, durant toute la période sous revue, les opérateurs privés semenciers ont été choisis en marge des règles et procédures édictées par le Code des marchés publics. En effet, le ministère de l’Agriculture s’est fondé sur la lettre n° 0107 /Mef/Dcmp du 23 avril 2010 de la Direction cen‐ trale des marchés publics (Dcmp) répondant à une de‐ mande d’autorisation de pas‐ ser des marchés d’acquisition de semences d’arachides par appel d’offres restreint et en procédure d’urgence, formu‐ lée par ledit ministère. Dans sa réponse, la Dcmp a considéré que l’acquisition de semences d’arachides n’est pas un mar‐ ché public au regard de l’arti‐ cle 4 du décret n° 2007‐545 du 25 avril 2007 portant Code des marchés publics. La Dcmp considère qu’il s’agit plutôt d’apporter un appui aux pro‐ ducteurs à travers une subvention. S’appuyant sur cette réponse de la Dcmp, le minis‐ tère en charge de l’Agriculture a adopté sa propre procédure pour la sélection des fournis‐ seurs de semences. «Il faut signaler que la Dcmp est un organe de contrôle à priori des marchés publics et non le régulateur. Par conséquent le ministère de l’Agriculture ne saurait déroger aux règles de passation des marchés publics en se fondant uniquement sur cet avis de la Dcmp. Cette procédure de sélection des fournisseurs de semences d’arachide par le ministère constitue une violation du Code des marchés publics », note la Cour des comptes. Faisant suite à une dénonciation, l’Autorité de régulation des marchés publics (Armp, devenue Arcop) a, par lettre n° 2124 /Armp/Crd/Dg/Cgeir du 11 septembre 2020, clairement indiqué au ministère de l’Agriculture que l’acquisition de semences par les services de l’Etat constitue bien un marché public et a, par la même occasion, invité les autorités compétentes dudit ministère à veiller, à l’avenir, au respect scrupuleux des procédures de passation des marchés publics. Ce qui n’a jamais été le cas.
Le recours illégal aux «semences» écrémées
L’absence de marchés publics pour l’acquisition de semences d’arachide a facilité le recours il‐ légal aux «semences» écrémées. Les «semences» écrémées, encore appelées «semences tout‐ venant», sont destinées à la consommation. Leur utilisation comme semence constitue une violation de la règlementation en la matière. En effet, les écrémées ne figurent pas dans la catégorie des semences autorisées. C’est ce qui ressort en substance : des articles 22, 23 et 24 du Règlement C/Reg.4/05/2008 du 18 mai 2008 portant harmonisation des règles régissant le contrôle de qualité, la certification et la commercialisation des semences et plants dans l’espace Cedeao ; ‐De l’article 20 du Rè‐ glement n°03/2009/Cm/Uemoa portant harmonisation des règles régissant le contrôle de qualité, la certification et la commercialisation des semences et plants dans l’espace Uemoa ; des articles 9 chapitre IV et 11 chapitre VI de la loi n° 94‐81 du 23 décembre 1994 relative à l’inscription des variétés, à la production, à la certification et au commerce des semences ou plants. La violation de la règlementation semencière, du fait de l’utilisa‐ tion des semences écrémées, est devenue manifeste et permanente.
En effet, le minis‐ tère de l’Agriculture et de l’Equipement rural continue encore d’utiliser les écrémées comme semences, avec même des quantités dépas‐ sant celles prévues pour les différentes campagnes agri‐ coles. Dans le volet assainissement du système de commercialisation des semences du plan stratégique 2016‐2020, le ministère s’était engagé pour une application rigoureuse de la loi afin d’éradiquer les semences dites écrémées en sanctionnant tous les contre‐ venants à la règlementation semencière. Le constat est que le ministère autorise l’utilisation de semences écrémées et continue même de les subventionner.
Il a été constaté que pour les cam‐ pagnes agricoles 2017/2018 et 2018/2019, le prix de cession des semences écrémées (140 Fcfa /Kg) est légèrement en deçà de celui des semences certifiées (150 Fcfa/Kg pour la R3, 180 /Kg pour la R2 et 220 F pour la R1). Cette différence de prix est défavorable aux producteurs de semences certifiées qui supportent d’impor‐ tantes charges inhérentes à la production et au contrôle de certification et qui se voient concurrencés déloyalement par les fournisseurs de semences écrémées. Cette manière de procéder n’encourage pas la production de semences certifiées. Il a été également décelé, en ce qui concerne les écrémées, une différence in‐ justifiée du prix au producteur entre la 55‐437 (167 Fcfa/Kg) et les autres variétés écrémées (165 Fcfa/Kg), pour la campagne agricole 2019/2020.
Des identités multiples pour capter les quotas
Il a été constaté que certains opérateurs privés en tant que personne physique, se dé‐ ploient sous plusieurs autres identités (Gie, établissement, société, prête‐nom, coopéra‐ tive etc.), pour capter le maxi‐ mum de quotas par le biais des diverses notifications qui leur sont ainsi délivrées. Cette situation est révélée par l’ex‐ ploitation des factures rela‐ tives aux montants dus par l’Etat, au titre du versement de la subvention à ces opéra‐ teurs. En effet, pour plusieurs entités, la subvention est versée dans un seul compte bancaire ; à savoir celui de l’opérateur privé, personne physique, véritable propriétaire desdites entités. C’est le cas de Cheikh Bara Guèye (lui‐ même, Gie Ndimbeul, Gie Lambarna, Gie Darou Nahim, Gie Sante Yalla, Gie Tawfekh,
Sopé Serigne Aliou Mbacké, Gie Wa Sam), El Hadji Maodo Sarr (lui‐même, Ets Fam Sarr), Saliou Seck (lui‐même, Ibrahima Salane, Sette Dieng, Moussa Seck, Aliou Seck, Adama Guèye…), Ma‐ madou Dème (lui‐même, So‐ disca Sa, Touba mouride…
)….
Selon la Cour des comptes, cette manière de choisir les opérateurs privés semenciers a pour conséquences
de favoriser un groupe d’opérateurs, qui vont ainsi bénéficier d’importants quo‐ tas de semences d’arachide à fournir et qui se verront payer, par l’Etat, d’impor‐ tantes sommes d’argent, dans le cadre du versement de la subvention ; créer des retards dans la mise en place des semences dans la me‐ sure où le bénéficiaire réel, qui s’est déployé sous plu‐ sieurs autres identités, aura des difficultés à respecter les délais d’acheminement des semences dans les différentes localités indiquées dans les notifications.
Des membres des commissions de supervision payés par des opérateurs privés
Il est à noter que les petits producteurs reçoivent leurs semences subventionnées à travers les commissions de supervision, de contrôle et de suivi des opérations de mise en place et de cession des intrants agricoles. Il existe quatre types de commissions (commissions nationale, régionale, départementale et
locale). Il convient de noter que de manière opérationnelle, la cession des semences se déroule
essentiellement au niveau des commissions locales. La commission locale est présidée par le sous‐préfet et son
secrétariat est assuré par le représentant du chef de service départemental du développement rural ou le chef du Centre d’appui au développement local (Cadl).
Elle est créée dans chaque commune et a pour 60 mission de réceptionner et de distribuer les semences, d’assurer la régularité, la traçabilité, la transparence et l’équité dans les opérations de mise en place et de cession des semences. Elle peut également s’attacher les services de toute autre personne ou structure compétente à chaque fois que de besoin. La fonction de membre de la commission locale est bénévole. Par ailleurs, les Forces de sécurité (gendarmerie, police et douane) ainsi que la cellule logistique mise en place au niveau du ministère de l’Agriculture et de l’Equipement rural sont chargées de veiller sur la régularité des opérations et la sécurisation des semences. Les chefs de service départemental du Développement rural (Sddr), quant à eux, sont chargés de la remontée quotidienne des informations au niveau régional. Les commissions distribuent les semences aux producteurs sur la base des prix de cession fixés par arrêté du ministre de l’Agriculture et de l’Equipement rural avant le démarrage de la campagne agricole.
L’audit a révélé un certain nombre de dysfonctionnements au niveau des commissions locales.
Il s’agit essentiellement : des retards dans la mise en place des semences au ni‐ veau des commissions, en violation des délais fixés dans les cahiers de charges et dans le planning de mise à disposition ; d’un cumul irrégulier entre les fonctions de membre de commission de cession et de gérant au profit de l’opérateur privé semencier. En effet, pour se départir des charges inhérentes au recrutement d’un gérant (indemnités, frais de logement, etc.) plusieurs opérateurs sollicitent les services d’un membre de la commission pour faire office de gérant à son profit, moyennant paie‐ ment d’une somme d’argent calculée sur la base du nom‐ bre de tonnes de semences vendues. Cette situation a été observée notamment au niveau des commissions de cession instituées dans les communes de Gandiaye et Mbirkilane. Cette pratique constitue une violation de l’arrêté instituant les com‐ missions de cession, qui indique clairement que la fonction de membre des commissions est bénévole.
Personnalités politiques et religieuses servies sans justification
La Cour signale aussi une at‐ tribution de grandes quanti‐ tés de semences d’arachides subventionnées à des per‐ sonnalités politiques et religieuses laissée à la seule appréciation du ministre de l’agriculture et en marge des critères. Ainsi, il a été constaté que durant la période sous revue des minis‐ tres, députés, Hauts conseillers des collectivités territoriales (Hcct) ainsi que des personnalités religieuses ont bénéficié de quotas gros producteurs sans justification. D’autres découvertes ont été faites par la Cour des comptes. En effet, les crédits consacrés à la subvention sont inscrits au niveau du titre 4 (Facilitation de l’accès aux intrants agricoles) et du titre 6 (Amélioration de la productivité agricole). Ils sont mobilisés par des décisions de versement du ministère de l’Agriculture sur le compte de dépôt n° 368. 8. 083 «Reconstitution capital semencier» qui est logé au niveau de l’Agence comptable des grands projets.
Détournement d’objectif des crédits
La revue du compte de dépôt fait apparaitre, au titre des gestions 2017, 2018, 2019 et 2020, le paiement de dé‐ penses d’un montant global d’un milliard cent soixante neuf millions neuf cent quatre‐vingt‐un mille sept cent trente‐deux (1 169 981 732) Fcfa effectuées sur le compte de dépôt n°3688083 et n’ayant pas de lien direct avec l’objet du compte (fonds destiné à la subven‐ tion). Il apparait ainsi un détournement d’objectif des crédits destiné à la subven‐ tion pour la couverture de charges de salaires, d’achats de matériels informatiques, de diverses prestations de services etc. sans lien avec l’objet de la subvention De même, il a été constaté un retrait d’un montant d’un milliard (1000 000 000) Fcfa sur le compte de dépôt n° 368.8.089 «Programme équipement monde rural » pour abonder les fonds destinés à la subvention. Ce montant est constitué par un paiement de cinq cent millions (500 000 000) Fcfa à l’opérateur semencier Cheikh Bara Guèye
pour le préfinancement de la subvention de l’arachide pour la campagne agricole 2018 /2019 et un ordre de virement de cinq cent millions (500 000 000) de Fcfa au profit du compte de dépôt «Reconstitution du capital semencier ». Ainsi, des crédits réservés au «Programme équipement monde rural» ont été utilisés à d’autres fins.
En 2018, sur un ordre de virement de 5 milliards du mois de janvier, il a été constaté le paiement d’arriérés de factures à 3 opérateurs. Il s’agit de Cheikh Tidiane Diop : 10 500 000 Fcfa ; Aboubackry Diallo : 6 500 000 Fcfa ; Bidji Cissé : 10 500 000 Fcfa. En 2019, il a été également constaté, sur l’ordre de virement de 5 milliards du 13 fé‐ vrier 2019, qu’un montant de 40 millions a été payé à Moussa Gaye, au titre des arriérés pour le programme agricole 2016/2017. Au total, au titre des arriérés, un mon‐ tant de 67 500 000 Fcfa a été payé. Il ressort des contrôles effectués que c’est le même compte bancaire SN048 02001 000500909201 appartenant à Monsieur Cheikh Tall qui a reçu tous les paiements. Cependant, les factures des prestations relatives à ces arriérés de paiement sont présentées par des opérateurs différents de Cheikh Tall et qui ont déjà des identités bancaires propres et connues des services du ministère de l’Agriculture.
CMG