De faux documents des Impôts et de la Direction centrale des marchés publics (Dcmp) ont
été débusqués au cœur d’un gré à gré de 91,8 milliards de Fcfa, exécuté sous forme d’offre
spontanée et approuvé en pleine période électorale. Chacune des parties concernées accuse
l’autre.
L’affaire avait fait grand bruit au Sénégal en novembre 2015. A la suite de l’interpellation à Paris de Maixent Accrombessi alors directeur de cabinet du Président Ali Bongo, l’homme d’affaires sénégalo‐malien, Seydou Kane avait été cueilli à son arrivée à l’aéroport Charles‐de‐Gaulle pour interrogatoire au siège de l’Office central de lutte contre la corruption et les in‐ fractions financières et fiscales (Oclclif). Au moment de son arrestation, Seydou Kane avait brandi trois passeports diplomatiques sénégalais, malien et gabonais. Le comble, il était même attendu à son arrivée par un fonctionnaire de l’am‐ bassade du Sénégal à Paris !
Seydou Kane a été entendu, sous le régime de la garde à vue, sur un contrat de 7 millions d’euros passé alors entre le mi‐ nistère de l’intérieur gabonais et la société française Mark. Tout avait commencé avec un signalement de Tracfin, la cel‐ lule anti‐blanchiment de Bercy.
Les renseignements financiers avaient été intrigués par un virement de 300.000 euros effec‐ tuée par la société Mark en faveur d’une autre structure basée à Monaco du nom de Citp. Il se trouvait que cette entité était gérée par le sénégalo‐ malien, Seydou Kane, un intime de Maixent Accrombessi. Deux millions d’euros seront encore virés à une autre structure, Aikm, basée au Bénin et dont le propriétaire n’est autre que celui qui était directeur de cabi‐ net du Président gabonais.
Pour les enquêteurs, ces vire‐ ments n’étaient rien d’autres que des pots‐de‐vin versés par l’entreprise française pour graisser le directeur de cabinet d’Ali Bongo. Le 5 juin 2024, Seydou Kane a été condamné au paiement de la somme de 500 000 euros, dont 200 000 avec sursis. Ce à la suite d’un plaider‐coupable baptisé par la loi française Com‐ parution sur reconnaissance préalable de culpabilité (Crpc). Aux origines d’un bras de fer Au Sénégal, on semblait oublier depuis lors Seydou Kane dont la proximité avec l’ancien ré‐ gime était reconnu de tous.
Pourtant, c’est le même Sey‐ dou Kane, à travers Intermaq Sénégal qui a capté, en 2023, le marché d’acquisition de maté‐ riels agricoles pour un montant de 85 milliards de Fcfa. Un marché exécuté dans la plus grande discrétion sans tambour ni trompette. Ce qui ne semble pas être le cas avec le marché le liant à la société espagnole Aee power epc Sa et l’Agence sénégalaise d’électrifi‐ cation rurale (Aser). En effet, à la suite d’une offre spontanée négociée, la société Aee power epc avait signé avec l’Aser un contrat portant livraison d’équi‐ pements et réalisation de ser‐ vice pour l’électrification de localités au Sénégal, d’un mon‐ tant de 91 833 980 000 Fcfa. Ce marché a été approuvé en pleine période électorale à sa‐ voir le 23 février 2023.
Dans ce cadre, Aee power epc a signé avec Aee power Sénégal, monté sous nos cieux par Seydou Kane, un contrat intitulé «contrat de prestations de services et de fournitures de poteaux électriques» dans lequel il était convenu que Aee power Sénégal intervienne à titre de mandataire et prestataire autonome de Aee power epc. Auparavant, les deux entités, qui ressemblent curieuse‐ ment à une maison‐mère et sa filiale sans avoir aucun lien juridique, avaient signé un enga‐ gement le 25 novembre 2023 dans lequel il était précisé que Aee power epc donnait mandat à son mandataire‐presta‐ taire Aee power Sénégal d’assurer l’acquisition des po‐ teaux électriques en béton armé pour l’exécution du pro‐ jet d’électrification rurale dans 928 localités du Sénégal. Après le versement de l’avance de démarrage d’un montant de 40% du financement du projet à Aee power epc, soit 56 millions d’euros, Aee power Sénégal a saisi son «partenaire » pour lui rappeler sa responsabilité de le mettre dans les conditions idoines, notam‐ ment en lui reversant sa quote‐ part de l’avance de démarrage, pour lui permettre de démarrer les travaux à temps, gage de respect des délais contractuels.
Résiliation de contrat Mais, par missive en date du 21 juin 2024, le directeur général d’Aee power epc Sa écrit à Sey‐ dou Kane et Aee power Sénégal Sa pour annoncer la résiliation du contrat en met‐ tant en cause des faits assez graves : «Nous vous informons par la présente, de notre volonté de résilier le contrat de prestation de services conclu le 21 décembre 2023 pour les faits que nous avons découverts et la perte de base juridique et morale pour continuer, à cause de la rupture irréparable de la confiance essentielle pour la bonne fin des contrats. En effet, nous avons constaté des irrégularités dans la constitution de la société Aee power Sénégal Sa constitutive d’infractions pénales, aggravées par votre tentative de substituer de facto Aee power epc Sa et assumer notre position comme contractante principale, mal‐ gré la confusion que cela pouvait provoquer avec les autorités sénégalaises et les autres partenaires du projet, y inclus les autorités financières espagnoles. Nous avons aussi relevé que vos allégations de règlement d’impôts, taxes et d’honoraires d’expert sont contraires à la réalité et susceptibles de donner lieu à des poursuites pénales par les administrations concernées pour faux, usage de faux, de manœuvres frauduleuses et d’escroquerie portant sur des documents et deniers publics. Pour l’essentiel, nous vous notifions la résiliation de tous contrats et la terminaison de toutes relations avec vous et Aee power Sénégal Sa, en nous réservant le droit de saisir le ministère public sénéga‐ lais pour dénoncer vos agissements pour tentative d’intimidation et d’extorsion de fonds en nous référant aux courriers électroniques ».
En effet, dans le cadre du montage de ce marché, Aee power epc Sa dit qu’il aurait reçu d’Aee power Sénégal Sa une fac‐ ture n°000156/Mfb/Dcmp/Daf/36 en date du 26 janvier 2024 qu’au‐ rait émise la Direction centrale des marchés publics (Dcmp). Saisi par les Espagnols, le direc‐ teur de la Dcmp, Omar Sakho, s’est montré formel dans une lettre en date du 20 juin 2024. Il écrit : «La facture émise à Dakar le 26 janvier 2024 pour un montant Htva de 500.000.002,50 Fcfa laissant croire qu’elle serait adressée à Aee power Epc Sau par mes services ne saurait être authentique pour les raisons ci‐ après. Le numéro de référence de la facture «000156» renvoie à des correspondances qui ont été adressées, respective‐ ment, au directeur général de la Société nationale «les Che‐ mins de fer du Sénégal» pour le courrier ordinaire, et à la Présidence de la République pour le courrier confidentiel. Concernant toujours la référence de la facture, il y est mentionné que le document a été établi par la «Direction ad‐ ministrative et financière» (Daf) alors que la Dcmp dis‐ pose plutôt d’un «Bureau administratif et financier » (Baf).
Par ailleurs, en dehors de l’ab‐ sence de base conventionnelle ou légale pouvant justifier l’émission de la facture par la Dcmp, il est relevé d’autres erreurs manifestes qui permet‐ tent d’identifier le caractère faux de l’acte.
Il s’agit notamment de la non indication du montant en lettres, de l’exonération de Tva des prestations qui n’en bénéficient pas, du paiement de l’intégralité d’un montant aussi important en un seul coup ». Ce n’est pas tout. Auparavant, le 12 juin 2024, le directeur administratif et financier d’Aee power epc Sa avait saisi aussi le Fisc sur une quittance qui émanerait, toujours selon les Espagnols, d’Aee power Séné‐ gal. Le chef du bureau recou‐ vrement du Centre des services fiscaux de Dakar‐Liberté a répondu le même jour : «Monsieur le directeur administratif et financier, par lettre visée en référence, vous nous avez saisi pour solliciter des in‐ formations sur une quittance n°5699889 du 16 février 2024, qui concerne la perception des droits d’enregistrement d’un montant de 918.339.800 Fcfa, sur le contrat de marché n° T0296/24 Dk passé entre l’Aser et Aee Power, et approuvé le 23 février 2024 », c’est‐à‐dire en pleine période pré‐électoral.
« Vous nous demandez également de vous confirmer si l’exonération de tous impôts et taxes, telle que précisée dans le cahier des clauses administratives générales (Ccag) du contrat, dont copie a été jointe en annexe à votre courrier, inclut les droits d’enregistrements. En retour, nous vous informons que le marché susmentionné n’a pas été présenté à la formalité de l’enre‐ gistrement au Bureau de recou‐ vrement de Dakar Liberté. La quittance n° 5699889 du 12‐02‐ 2024, dont vous détenez une copie n’a pas été établie par nos services, et les droits y afférents n’ont pas été perçus. Par ailleurs, nous portons à votre connaissance que l’exonération des droits d’enregistrement et de timbres concernant le contrat en question, n’est pas prévue par les dispositions du Code général des impôts. En conséquence, les droits restent dus sauf dis‐ positions expresses contraires, précisée par lettre dument signée du ministre en charge des Finances ».
Aee power Sénégal conteste avoir émis les documents en cause, l’Arcop suspend la résiliation de son contrat Pourtant, la version des faits, telle que présentée par la partie espagnole, est contestée par Aaa power Sénégal qui, via ses conseils a saisi l’Arcop le 25 juin.
Le cabinet Boubacar Koïta & Associés rappelle ainsi que sa man‐ dante est une société anonyme
de droit sénégalais qui exécute des prestations en matière d’installation de réseau. Elle est char‐ gée d’assurer la réception des équipements et leur installation dans 928 localités cibles du programme d’électrification rurale et à la réalisation des prestations. La requérante soutient, à travers le cabinet Boubacar Koïta & Associés, être à la base du projet.
Qu’à ce titre, elle a préparé seule la formulation du dossier d’affaires décrivant le projet dans ses
dimensions technique environnementale et financière. Elle sou‐ tient avoir mis à la disposition de
l’Aser les ressources nécessaires à la rémunération de l’expert chargé d’accompagner la Dcmp dans sa décision à la demande d’autorisation de Aser et a pris en charge le paiement intégral de la redevance de régulation. Poursuivant son argumentaire, elle informe qu’au regard de son expertise et de son rôle décisif dans le projet, il est convenu qu’elle assure la réception et l’installation de tous les équipements à acquérir et qu’à cet
égard, elle représente environ 60% de la contrepartie financière du projet. Dans la même veine, elle relève que depuis le versement de l’avance de démarrage pour un montant de 56 millions d’euros équivalents à 36 733 592 000 Fcfa, la société Aee power epc a changé de discours et fait/tout pour la sortir du projet et l’exécuter seule. Elle rappelle à cet effet,
dans une note séparée, que cette décision de Aee power epc tiendrait du fait qu’elle avait tou‐ jours souhaité, à défaut d’être majoritaire, de détenir au moins
50% des parts en tant que signataire du contrat principal avec Aser. Dès lors, elle rejette les arguments avancés par Aee power epc pour justifier sa décision de résiliation du contrat. Sur le premier argument, elle considère que Aee power epc fait dans la diversion en l’accusant, sans preuve, de vouloir lui soutirer de l’argent en lui présentant une facture au nom de la Dcmp. Elle considère ce fait très grave car les prestations de la Dcmp sont réputées gratuites et que seules Arcpop, au regard des textes, est éligible à la redevance de régulation dont le montant a été entièrement pris en charge par ses soins. Sur le deuxième argument, relatif à des menaces et
intimidations qu’aurait proféré son Directeur administratif et financier aux dirigeants de la partie espagnole, elle considère
aussi que c’est une démarche fal‐ lacieuse qui relève aussi de la diversion et qui prouve, à
suffisance, le déficit de motif sé‐ rieux pour résilier le contrat. En définitive, Aee power Sénégal la société sollicitait l’intervention de l’Arcop pour le rétablir dans ses droits en exigeant de Aee power epc, le respect scrupuleux des dispositions du contrat les
liant.
D’où proviennent les faux ?
Dans sa décision rendue le 3 juillet dernier, l’Arcop estime que «l’argument de la rupture de confiance ne suffit pas pour pro‐ noncer la résiliation du contrat destiné à l’exécution d’un mar‐ ché public au service de la collec‐ tivité ». Aussi, elle a ordonné, «à titre de mesure conservatoire et surtout pour veiller à la continuité du service public, la suspen‐ sion jusqu’à nouvel ordre, de la décision de résilier le contrat, en attendant de recueillir la version de la société Aee power epc Espagne et de pouvoir statuer dans le fond ». Dans la foulée, l’Arcop a invité « les deux parties à une séance d’échanges et de concilia‐ tion en vue de trouver une solution amiable entre les parties.
Cette séance pourra être élargie à la banque de financement San‐ tander », d’après la décision obtenue par Libération.
Aee power epc Espagne a décliné cette main‐tendue. « Notre mandante tient à préciser que le Crd (ndlr, Comité de règlement des différends de l’Arcop) n’est pas compétent pour connaître d’un recours contentieux de contestation de résiliation de contrat entre des particuliers. Notre mandante estime également que la décision préalable rendue par le Crd sur le seul fondement des allégations du de‐ mandeur n’est pas impartiale et
constitue même une grave viola‐ tion des droits de la défense. Dans ces conditions, notre man‐ dante n’est nullement disposée à se soumettre à la séance de conciliation. Toutefois, eu égard au respect qu’elle a pour les institutions de la République, no‐ tamment l’Autorité de régulation de la commande publique(Arcop), elle pourrait rencontrer ultérieurement le Crd exclusivement et uniquement pour appor‐ ter la bonne information à ses membres. Compte tenu des contingences matérielles et de la nécessité d’un délai raisonnable pour sa préparation, cette ren‐ contre pourrait avoir lieu au moisbde septembre de cette année »,ba rédigé, le 12 juillet, le cabinet MebFrançois Sarr et Associés qui re‐ présente Aee power epc, en di‐ rection de l’Arcop.bEn attendant tout ceci, un fait de‐ meure : de faux documents ont
été détectés en marge de ce dos‐ sier qui engage les Finances pu‐ bliques sénégalaises, même si
chacune des parties accuse l’au‐ tre. Pourquoi le ministère des Fi‐ nances dont les services (Dcmpbet Fisc) sont concernés, ne porte pas plainte pour tout élucider ?
En effet, seule une enquête judiciaire sérieuse pourrait permet‐ tre de faire la lumière sur cette
rocambolesque affaire impliquant deux «partenaires » qui s’accusent mutuellement.
CMG