La démission d’Abdoulaye Bathily de la tête de la Mission d’appui des Nations unies en Libye mardi 16 avril est la dernière d’une longue série : depuis 2011, huit émissaires se sont succédé à la tête de la Manul. La durée moyenne des mandats successifs des représentants est de moins de 20 mois. Une instabilité qui interroge. Entretien avec Jalel Harchaoui, spécialiste de la Libye au Royal United Service Institute de Londres.
RFI : Pour motiver sa démission, Abdoulaye Bathily estime que les Nations unies ne peuvent soutenir le processus politique face à des dirigeants qui « place leurs intérêts personnels au-dessus des besoins du pays ». Que veut dire Abdoulaye Bathily selon vous ?
Jalel Harchaoui : Il est en train de dire qu’il est découragé, mais cette remarque n’a pas beaucoup de sens, parce que si les acteurs étaient motivés de manière constructive vers le bien collectif des Libyens, on n’aurait pas besoin d’une mission de l’ONU. C’est le travail de tout diplomate de résoudre ce problème, de comment créer des incitations qui correspondent aux déformations de comportement qu’il faut introduire pour aboutir à une solution qui soit satisfaisante même pour le public. Libyen en l’occurrence. Il dit qu’il jette l’éponge, mais il n’explique pas ce qui s’est passé.
La démission de Bathily s’est faite en conséquence d’un événement qui est plus important que la démission de Bathily et qui a eu lieu début mars : l’installation en tant que députée, vice-envoyée spéciale, parachutée par les États-Unis, d’une diplomate américaine, qui n’a pas encore commencé à Tripoli. Elle va commencer bientôt, elle était plutôt au bureau de New-York, Stéphanie Koury.
Elle va rester en tant qu’intérimaire pour éviter un vote au Conseil de sécurité dont on sait qu’il sera opposé par la Russie. Et comme ça, finalement, les États-Unis seront parvenus à remplacer un personnage par un diplomate américain qui leur convient beaucoup mieux.
Pourquoi les Nations unies n’arrivent pas à peser sur les dirigeants libyens ?
Il y a une raison majeure, parmi d’autres, c’est que des États membres, de manière presque unilatérale, mais aussi bénéficiant de certaines complicités de pays comme la France, les États-Unis et ainsi de suite. Je pense à l’Égypte qui a toujours mis des bâtons dans les roues d’Abdoulaye Bathily depuis qu’il est arrivé en septembre 2022. Dans ce cas précis, si vous avez un État aussi influent, aussi charismatique que le pays le plus peuplé du monde arabe qui vous empêche de faire votre travail sur la Libye qui est à côté, qui a simplement sept millions d’habitants, vous n’allez pas réussir. Surtout si les grandes démocraties occidentales comme les États-Unis ou la France continuent à privilégier le fait de faire plaisir à l’Égypte, plutôt que de faire abstraction et d’aider la Libye à sortir de la crise.
Quels sont les intérêts des acteurs extérieurs que vous évoquez ?
L’Égypte a un cheval de bataille, c’est qu’elle a décidé, avant même l’arrivée de Bathily, mais surtout depuis son premier discours significatif, qui a eu lieu fin février 2023, là on a vu le clash à 180 degrés entre l’Égypte et Bathily. Ce que voulait faire l’Égypte était assez transparent : instrumentaliser cette notion d’élection pour essayer de renverser le gouvernement actuel d’Abdelhamid Dbeibah à Tripoli, un personnage que l’Égypte n’aime pas.
Son mandat a expiré en décembre 2021, je ne cherche pas à dire qu’il soit légitime et Bathily ne cherchait pas à le défendre. En revanche, il ne voulait pas que des États membres extrêmement puissants et influents comme l’Égypte instrumentalise l’argument électoral pour faire des changements sans élections, par désignation, par bras de fer, faire des changements de gouvernement au nom d’élections, mais une fois que le nouveau gouvernement qui conviendrait à l’Égypte serait installé à Tripoli, d’un seul coup se rendrait compte que les élections sont plus difficiles que prévu et abandonne le processus exprès. C’est ce genre de manipulation, de mauvaise foi auxquelles Bathily devait faire face. Il avait besoin du soutien des grandes démocraties occidentales et il ne l’a jamais eu.
Quelles peuvent être les pistes de solution ?
À un moment, il faut décider, surtout dans le contexte de la crise de Gaza. Quand un géant comme l’Égypte ne veut pas de démocratie libérale à ses côtés, que fait-on ? Que font les membres permanents du Conseil de sécurité ? C’est une question philosophique à poser. Faut-il frustrer l’Égypte alors qu’on en a besoin pour Gaza pour peu qu’on résolve la crise libyenne, ou alors considère-t-on que la crise libyenne n’est pas très importante et on continue le même cycle que l’on a vu ces dernières années. Il n’y a plus de guerre civile au sens chaud du terme depuis juin 2020 et pourtant cette paix très dysfonctionnelle n’a pas été exploitée pour établir un système politique plus sain. On pourrait donc revenir vers la violence.