La souveraineté monétaire : Un pilier de l’indépendance économique

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Il n’est point nécessaire d’être un expert en économie pour comprendre que la monnaie, au niveau national, est à la fois une garantie de liberté et, mieux encore, un instrument de puissance. Elle constitue une garantie de liberté en ce sens qu’elle permet, non pas de faire ce que l’on veut, mais bien d’agir en faveur de l’intérêt national. De plus, la monnaie est un véritable levier de puissance, dans la mesure où elle permet à un État de contenir les forces économiques et les groupes de pression qui, souvent, cherchent à privilégier des intérêts particuliers au détriment de l’intérêt national. C’est dans cet esprit que le président malien Modibo Keïta, dans un discours à l’Assemblée nationale du Mali le 30 juin 1962, exprimait ces réflexions.

Définition de la souveraineté monétaire

Chaque État, en tant que nation indépendante, a théoriquement la capacité de battre sa propre monnaie officielle sur son territoire, monnaie qui sera déclinée en moyens de paiement ayant cours légal. Cette capacité dépend essentiellement de la volonté des dirigeants ainsi que des ressources disponibles dans le pays. Lorsqu’un État parvient à contrôler les modalités de création de sa propre monnaie, on peut dire qu’il a atteint une pleine souveraineté monétaire.

La souveraineté monétaire est un enjeu crucial pour la stabilité économique. Elle se réfère à l’indépendance financière, c’est-à-dire à la capacité d’un pays de contrôler sa propre monnaie et de décider de son utilisation, notamment à travers la politique monétaire, tout en respectant les règles du droit monétaire et financier international.

L’État souverain est ainsi responsable de définir un ensemble de moyens de paiement, une unité de compte et des règles qui encadrent l’usage de ces instruments monétaires, tant sur le plan interne qu’externe. Cela inclut, par exemple, les règles de conversion entre les avoirs en monnaie nationale et ceux en devises étrangères.

De manière générale, on peut considérer que le niveau primaire de la souveraineté monétaire se compose de quatre éléments fondamentaux :

Premièrement, il est essentiel d’avoir la présence d’une autorité qui s’affirme souveraine en matière monétaire dans un espace donné. Cette autorité peut être une banque centrale ou un organisme gouvernemental, et sa reconnaissance par les citoyens et les acteurs économiques est cruciale pour légitimer son pouvoir.

Deuxièmement, cette autorité doit définir une unité de compte, qui implique l’établissement d’un nom et d’une valeur monétaire. En d’autres termes, il s’agit de déterminer une base unitaire de mesure qui soit acceptée par l’ensemble des agents économiques, ce qui repose souvent sur des critères tels que la stabilité et la fiabilité de la monnaie.

Troisièmement, la possibilité de prélèvement d’un revenu de souveraineté, communément appelé seigneuriage, est un aspect incontournable. Ce processus repose sur la définition d’un ensemble de moyens de paiement dont l’émission est plus ou moins contrôlée. En effet, l’usage de ces moyens de paiement auprès des institutions de l’autorité souveraine doit être garanti, assurant ainsi la confiance des utilisateurs.

Enfin, l’établissement et la diffusion d’une symbolique monétaire constituent des marques essentielles de la souveraineté. Cette symbolique peut se manifester par des éléments tels que les billets de banque, les pièces de monnaie, ou encore des signes visuels et des logos qui incarnent l’identité monétaire d’un pays. En plus de remplir une fonction pratique, ces symboles renforcent le lien entre l’autorité monétaire et la nation.

Ce niveau primaire est nécessaire pour caractériser la souveraineté monétaire. Par conséquent, il n’est pas impératif de remplir d’autres conditions pour qu’une autorité soit considérée comme souveraine dans le domaine monétaire. Ces éléments supplémentaires constituent donc un niveau supérieur de souveraineté :

Imprimer sa propre monnaie : un acte de souveraineté

L’impression de sa propre monnaie est une composante essentielle de la souveraineté économique. En effet, le premier critère d’une véritable souveraineté monétaire est la capacité de l’État à imprimer sa propre monnaie. Les pays qui produisent eux-mêmes leurs billets de banque conservent un contrôle total sur la gestion et la circulation de leur devise, ce qui réduit leur dépendance à l’égard d’acteurs étrangers. Cette production locale permet également de mieux sécuriser la monnaie nationale et de limiter les risques de contrefaçon. En Afrique, par exemple, certains pays impriment leur monnaie tandis que d’autres font appel à des entreprises étrangères pour produire billets et pièces. Cette distinction entraîne des conséquences économiques, politiques et stratégiques importantes. Sur les 54 pays du continent, 45 font imprimer leurs billets et pièces à l’étranger. Seuls neuf pays, parmi lesquels l’Afrique du Sud, l’Égypte, l’Algérie, le Maroc, le Nigeria, le Ghana, le Soudan, la RDC et le Kenya, impriment leur propre monnaie. Cette dépendance à l’étranger pour l’impression des billets entraîne plusieurs inconvénients. Parmi eux, le coût élevé de l’importation et la perte de confidentialité concernant les caractéristiques techniques des billets de banque. Dans certains cas, cela peut même faciliter la production de faux billets, comme en témoigne l’opération « Persil » menée par la France contre la Guinée en 1959. Décidant de déstabiliser la Guinée, qui, sous l’impulsion de son président Ahmed Sekou Touré, avait voté son indépendance dès 1958 et souhaitait, en 1960, abandonner le franc CFA et se doter de sa propre monnaie, la France par le biais du Service de documentation extérieure et de contre-espionnage (SDECE) basé au Sénégal, a introduit dans le pays une grande quantité de faux billets de banque guinéens dans le but de provoquer une hyperinflation et un effondrement économique.

Politique de change : fixe ou flexible ?

Une autre composante essentielle de la souveraineté monétaire est la capacité de gérer une politique de change adaptée aux besoins économiques d’un pays. En effet, un État souverain doit décider s’il doit fixer sa monnaie à une devise étrangère, comme l’euro ou le dollar, ou lui permettre de flotter librement sur le marché des changes.

Un taux de change fixe offre de nombreux avantages, notamment la stabilité économique, la réduction de l’inflation et la confiance des investisseurs. Cependant, il présente aussi des limites, telles que la rigidité économique et la pression sur les réserves de devises étrangères.

À l’inverse, un régime de change flexible, où la monnaie fluctue librement, permet une plus grande adaptabilité aux chocs économiques et soutient la compétitivité des exportations. Toutefois, cette flexibilité s’accompagne d’une volatilité accrue, ce qui peut générer de l’incertitude pour les entreprises et les investisseurs.

Maîtriser sa politique monétaire : un levier essentiel pour stabiliser l’économie

La maîtrise de la politique monétaire est l’un des fondements les plus cruciaux de la souveraineté économique d’un État. Elle confère à ce dernier la capacité de réguler les principales variables économiques internes telles que l’inflation, les taux d’intérêt et l’offre de monnaie, tout en ayant un impact direct sur la croissance économique, l’emploi et le commerce extérieur.

Contrôle des taux d’intérêt : ajuster le coût du crédit

L’un des leviers fondamentaux dont dispose un État souverain en matière de politique monétaire est le contrôle des taux d’intérêt. En effet, en augmentant ou en abaissant ces taux, la banque centrale influence directement le coût du crédit, tant pour les particuliers que pour les entreprises. D’une part, en période d’expansion économique, une hausse des taux d’intérêt peut s’avérer nécessaire pour contenir l’inflation et éviter la surchauffe économique. Cela se traduit par un renchérissement du coût des emprunts, ce qui incite davantage à l’épargne qu’à la consommation ou à l’investissement. D’autre part, en période de récession, une réduction des taux d’intérêt rend le crédit plus abordable, favorisant ainsi les investissements privés, stimulant la consommation, et soutenant ainsi la demande globale. À titre d’exemple, lors de la crise financière de 2008, plusieurs banques centrales à travers le monde, notamment la Réserve fédérale des États-Unis, ont drastiquement abaissé leurs taux d’intérêt pour contrer la récession et relancer l’économie.

Contrôle de l’inflation : la stabilité des prix comme priorité

La maîtrise de l’inflation est un autre objectif fondamental de la politique monétaire. L’inflation, qui désigne la hausse généralisée des prix, peut, si elle n’est pas contrôlée, éroder le pouvoir d’achat des ménages et menacer la stabilité économique. Cependant, une inflation modérée est bénéfique, car elle encourage la croissance économique en incitant les agents économiques à investir plutôt qu’à thésauriser.

Grâce à sa souveraineté monétaire, un État est en mesure d’ajuster l’offre de monnaie en circulation afin de maintenir des niveaux d’inflation acceptables. Ainsi, en augmentant les taux d’intérêt, la banque centrale peut réduire l’inflation en rendant l’accès à la monnaie plus coûteux, réduisant ainsi la demande globale. Inversement, lorsque l’inflation est trop faible ou que le risque de déflation apparaît, une politique d’expansion monétaire — via la baisse des taux ou des programmes d’achat d’actifs (comme le quantitative easing) — peut stimuler la demande et stabiliser les prix.

Dévaluation et réévaluation de la monnaie : réguler la compétitivité des exportations

La dévaluation et la réévaluation de la monnaie constituent des instruments puissants dans l’arsenal de la politique monétaire d’un État souverain. En contrôlant la valeur de sa monnaie sur les marchés des changes, un pays peut influencer sa compétitivité internationale. Par exemple, la dévaluation d’une monnaie rend les produits nationaux plus attractifs pour les acheteurs étrangers, ce qui accroît la compétitivité des exportations. En revanche, elle augmente le coût des importations, protégeant ainsi les industries locales de la concurrence étrangère, mais générant également des pressions inflationnistes, en raison de la hausse des prix des biens importés.

Un exemple concret de dévaluation est celui du Nigeria, qui a dévalué le naira en 2016 pour atténuer les effets de la chute des prix du pétrole, sa principale source de revenus. Cette décision a permis d’améliorer la compétitivité des produits nigérians sur le marché international, compensant en partie la perte de recettes pétrolières.

À l’inverse, la réévaluation de la monnaie peut être utilisée comme un outil de lutte contre une inflation galopante, en rendant les biens importés moins coûteux et en augmentant le pouvoir d’achat des citoyens.

Contrôle de la masse monétaire : ajuster la quantité de monnaie en circulation

Un État souverain en matière monétaire a également la possibilité de contrôler la masse monétaire, c’est-à-dire la quantité totale de monnaie en circulation dans l’économie. D’une part, en augmentant la masse monétaire — par exemple, via des injections de liquidités ou la réduction des réserves obligatoires des banques commerciales —, l’État peut encourager l’investissement et la consommation. D’autre part, en diminuant la masse monétaire, il peut contenir l’inflation en réduisant l’accès à la liquidité.

La gestion prudente de la masse monétaire est cruciale pour éviter des crises telles que l’hyperinflation, où une émission excessive de monnaie entraîne une chute de sa valeur. 

Avantages de la souveraineté monétaire

La souveraineté monétaire offre à un État un ensemble d’avantages stratégiques qui renforcent son autonomie économique et sa capacité à répondre aux défis internes et externes. Ces avantages se manifestent dans plusieurs domaines clés :

Capacité à financer des projets publics

La souveraineté monétaire offre à un gouvernement la possibilité d’émettre sa propre monnaie pour financer des projets d’infrastructure et de développement économique, sans dépendre de l’emprunt extérieur. Cette flexibilité s’avère particulièrement précieuse pour des initiatives à long terme, comme la construction d’infrastructures de transport ou d’installations énergétiques. En effet, en finançant directement ces projets, l’État stimule l’économie en créant des emplois et en favorisant la croissance. Par ailleurs, cette approche constitue une alternative aux méthodes de financement traditionnelles, souvent soumises aux fluctuations des taux d’intérêt. Elle permet également d’investir dans des projets innovants et durables, tels que les technologies vertes, renforçant ainsi la transition écologique et la compétitivité du pays.

Autonomie économique

L’un des principaux atouts de la souveraineté monétaire est la capacité d’un État à adapter ses politiques économiques à ses besoins spécifiques sans subir les influences extérieures. Cette autonomie permet de stimuler l’investissement et la consommation locale en ajustant les taux d’intérêt ou en mettant en place des politiques protectionnistes pour soutenir les industries naissantes. De plus, l’autonomie monétaire facilite la mise en œuvre de politiques fiscales flexibles, favorisant des secteurs stratégiques comme l’agriculture durable ou les énergies renouvelables. Ainsi, la souveraineté monétaire contribue non seulement à la sécurité nationale en réduisant la dépendance aux acteurs extérieurs, mais aussi à la stabilité et à la durabilité de l’économie locale.

Stabilité financière

Un autre avantage majeur de la souveraineté monétaire réside dans sa capacité à garantir une stabilité financière durable. En contrôlant l’inflation grâce à une régulation de l’offre de monnaie et des taux d’intérêt, un État souverain peut maintenir la stabilité des prix et protéger le pouvoir d’achat des citoyens. Par ailleurs, la mise en place de régulations financières adaptées renforce la résilience du système bancaire, permettant ainsi de mieux faire face aux crises économiques externes. De surcroît, une politique monétaire indépendante inspire une confiance accrue chez les investisseurs et les consommateurs, incitant à une augmentation des investissements et des dépenses, ce qui alimente la croissance économique.

Réponse aux chocs économiques: la politique contracyclique

La capacité d’un pays à mener une politique monétaire contracyclique est l’un des avantages les plus précieux de la souveraineté monétaire. En période de crise économique, telle qu’une récession ou un choc externe, une banque centrale souveraine peut adopter des mesures expansionnistes pour relancer l’économie. Cela inclut notamment la baisse des taux d’intérêt, l’augmentation de l’offre de monnaie, ou encore des programmes de rachat de dettes et de titres (quantitative easing) pour injecter des liquidités dans le système financier. Ces actions visent à stimuler l’investissement, soutenir la consommation et éviter l’aggravation de la récession. Inversement, en période d’expansion économique excessive, une politique monétaire restrictive peut prévenir la surchauffe de l’économie en augmentant les taux d’intérêt et en restreignant l’accès au crédit. Cela permet de stabiliser les prix et d’éviter la formation de bulles spéculatives dans les secteurs tels que l’immobilier ou les marchés financiers.

La solvabilité et la gestion de la dette

Enfin, la souveraineté monétaire garantit à un pays une certaine flexibilité dans la gestion de sa dette. Les États qui disposent de leur propre monnaie peuvent, en cas de besoin, imprimer des billets « ex nihilo » pour rembourser leurs dettes, surtout lorsqu’elles sont libellées dans leur propre devise. Ce mécanisme réduit significativement le risque de défaut de paiement. Des pays comme les États-Unis ou le Japon, malgré des niveaux d’endettement très élevés, sont perçus comme solvables parce qu’ils détiennent le contrôle de leur propre monnaie.

Les limites de la souveraineté monétaire

La souveraineté monétaire, bien qu’essentielle pour le bon fonctionnement de l’économie d’un État, se heurte à plusieurs obstacles. 

Hiérarchie des monnaies

Tout d’abord, l’une des principales limites réside dans la hiérarchie des monnaies. En effet, certaines devises, telles que le dollar américain, l’euro ou le yen, dominent largement les échanges internationaux. Ces monnaies de réserve et de référence sont utilisées non seulement pour le commerce mondial mais également pour stocker de la valeur. Par conséquent, les pays dont la monnaie nationale est moins utilisée à l’échelle internationale doivent constamment s’ajuster aux fluctuations de ces devises dominantes. Cela restreint leur autonomie monétaire, car ils sont contraints d’adapter leurs politiques monétaires aux conditions dictées par ces devises fortes, ce qui limite leur marge de manœuvre.

Par ailleurs, dans certains pays, on observe un phénomène de dollarisation ou de substitution monétaire, où des monnaies étrangères circulent en parallèle de la monnaie nationale. Cette cohabitation monétaire réduit l’efficacité des politiques économiques locales. En effet, si la population préfère utiliser une monnaie étrangère pour ses transactions ou pour épargner, cela affaiblit considérablement le pouvoir de la banque centrale nationale à contrôler les variables économiques internes, comme l’inflation ou les taux de change.

Monnaie scripturale et rôle des banques de secondaires 

Une autre limite importante réside dans le rôle prépondérant joué par la monnaie scripturale, c’est-à-dire la monnaie créée par les banques commerciales. En effet, la majorité de la masse monétaire en circulation n’est pas créée par l’État, mais par les banques privées, via l’octroi de crédits. Cette création monétaire privée échappe en grande partie au contrôle direct des autorités monétaires. Ainsi, bien que la banque centrale puisse influencer indirectement cette création monétaire par ses politiques de taux d’intérêt, elle n’exerce qu’un contrôle limité sur la quantité de monnaie réellement mise en circulation. Cela limite sa capacité à gérer efficacement la masse monétaire, et donc à stabiliser l’économie en fonction de ses objectifs.

En outre, la régulation bancaire joue un rôle crucial dans ce contexte. Bien que la banque centrale puisse définir certaines règles, telles que les réserves obligatoires ou le cadre réglementaire des banques, elle ne peut pas totalement contrôler les décisions des banques commerciales en matière d’octroi de crédit. En effet, ces institutions privées prennent des décisions en fonction de critères propres, tels que le risque ou la rentabilité, ce qui peut diverger des objectifs de la politique monétaire nationale. Cette situation crée une forme d’indépendance du secteur bancaire qui compromet parfois l’efficacité des décisions prises par l’État pour réguler l’économie.

La souveraineté monétaire est donc un pilier fondamental de l’indépendance économique. Elle offre aux pays le contrôle de leur politique monétaire, la capacité de protéger leur économie contre les chocs externes, et la flexibilité nécessaire pour gérer leur dette. Il est crucial que les nations, particulièrement celles en développement, accordent une importance stratégique à cette souveraineté, afin de garantir la stabilité et la prospérité économique à long terme.Cordialement !!

Modou Ndiaye, étudiant en Master 2 à la Faculté des Sciences Économiques et de Gestion de l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar.